Le mulet de Crète
Sur les rochers poudreux de son île de Crète,
Un mulet d’âge mur allait, jour après jour,
De la terre au moulin, de l’atelier au four,
En portant sur son cœur une peine secrète.
Contre le vent chargé de sel ou de frelons,
Il traînait ses fardeaux sans en voir l’injustice,
Mêlant dans sa vigueur de monture métisse
La santé des baudets aux nerfs des étalons.
Sous sa modeste échine astreinte au bat féroce,
Son œil noir entouré de longs cils charbonneux
Semblait dire combien le temps serre ses noeuds
Autour du col soumis du valet que l’on rosse.
Sans jamais démontrer le moindre entêtement,
Ayant dans le labeur toujours plus de largesse,
Son regard était lourd de cette humble sagesse
Qu’espèrent les penseurs sans la trouver vraiment.
Pour venir caresser sa robe d’un bai sombre,
Les femmes quelquefois s’écartaient du chemin
Mais bien qu’il adorât les frissons de leur main
Il n’espérait jamais qu’un peu d’avoine et d’ombre.
Il oeuvrait sans relâche et n’avait jamais fui,
Pourtant diminué par l’ouvrage inlassable,
La nuque dans le sang, les sabots dans le sable,
Car il savait qu’un homme avait besoin de lui.
Si quelque enfant farceur avait chassé la bête,
De son âme ignorant l’immense loyauté,
Dès le soir, toute l’île aurait vu, par bonté,
Le mulet revenir auprès de sa charrette.
Léo Porfilio
Avec ton souvenir
Un jour que sa fureur était inassouvie,
Le Temps a décidé de te prendre à ma vie ;
Tu reposes depuis sur les eaux du sommeil
Et ton âme est assise au milieu du Soleil.
Vaillante passagère au quai de l’existence,
Tu repoussais le train du funeste silence
En espérant toujours, à chacun de tes pas,
Qu’il s’attarde longtemps et qu’il n’arrive pas.
A travers les volets de ta dernière chambre,
Tu regardais passer les oiseaux de septembre
En attendant de voir, comme un sursaut d’espoir,
Un petit corbeau bleu descendre dans le soir.
Mais souvent le malheur ignore les prières :
Un matin, dans le bain des premières lumières,
Le train est arrivé du fond de l’Inconnu
Et le petit corbeau n’est jamais revenu.
Tu n’es plus parmi nous mais je te parle encore,
Comme parle la nuit aux longs feux de l’aurore,
Et tu restes, vois-tu, comme un éclair vainqueur,
Un astre qui rayonne aux ombres de mon cœur.
Tu restes près de moi puisque rien ne t’enlève,
J’ai gardé tous les fruits de l’âme qui s’élève,
De ton âme sublime, haute de son vivant
Et qui court désormais dans les frissons du vent.
Une peine invincible a drainé mon essence
Et je porte à jamais le joug de ton absence,
Mais tu combles déjà mon brumeux avenir :
Vivre sans toi, c’est vivre avec ton souvenir.
Léo Porfilio
Posted on 10 décembre 2018 in Poèmes primés